« J'ai l'impression que ce ne sont pas deux années, mais vingt, qui se sont écoulées depuis L'Oiseau de feu », confie Stravinsky au fils de Rimsky-Korsakov, alors que germe dans son esprit le projet du Sacre du printemps. Quel formidable bond en avant, en effet, de L'Oiseau de feu, première oeuvre commandée par Diaghilev pour les saisons parisiennes de ses Ballets russes, au Sacre du printemps, dont la création, le 29 mai 1913, dans un Théâtre des Champs-Elysées flambant neuf, déclenche l'un des scandales les plus mémorables de l'histoire de la musique.
A la veille de célébrer le centième anniversaire de cet événement, le nouvel enregistrement du jeune chef russe Tugan Sokhiev, à la tête de son orchestre toulousain, replace ces deux oeuvres phares dans une lumière aussi juste qu'éclatante. Pour en faire mieux ressortir la proximité et l'écart. La continuité d'une tradition, dans l'une, et, dans l'autre, la rupture violente avec tout ce qu'on connaissait. L'Oiseau de feu (joué ici dans sa version abrégée de 1919) assume et assimile l'héritage de Rimsky-Korsakov, professeur particulier du jeune Stravinsky à Saint-Pétersbourg ; sa Shéhérazade est gorgée de coloris exotiques, d'harmonies sensuelles, auxquels les timbres rutilants de L'Oiseau de feu, ses accords vaporeux font écho.
Ce tribut payé, Stravinsky s'émancipe. Avec ses rengaines de « caf'-conc' », ses flonflons de limonaire, Petrouchka, deuxième commande passée par Diaghilev, fait un pied de nez à la bienséance académique. Deux ans plus tard, redoublement d'audace : avec Le Sacre du printemps, Stravinsky lance une bombe. L'attentat d'un anarchiste des rythmes, d'un Ravachol orchestral dynamitant les symétries, pulvérisant équilibres et carrures. « De la musique de sauvage avec tout le confort moderne », s'amusait Debussy, qui se souvenait de son exécution du Sacre au piano, à quatre mains avec l'auteur, comme d'un « beau cauchemar ». Ce cauchemar, Tugan Sokhiev se garde bien de nous en réveiller, mais aussi d'en oublier la beauté. Une beauté mélodique mystérieuse et raffinée, à laquelle de nombreux enregistrements ne prêtent guère d'attention, ou qu'ils escamotent. Comme si les premières générations d'interprètes du Sacre avaient eu trop à faire avec la jonglerie diabolique des rythmes, l'irrégularité périlleuse des accents à contre-temps, pour cerner les zones d'ombre délicates, ouvrir les parenthèses de lyrisme secret. Certes, la musique du Sacre danse, trépigne, cogne ! Mais elle chante aussi — à voix basse, en aparté. Notamment dans chacune des introductions aux deux parties, et dans les « cercles mystérieux des adolescentes ». Equilibrée et subtile, l'élégante direction de Tugan Sokhiev nous rappelle qu'entre uppercut et caresse, la musique du Sacre n'a pas dit son dernier mot. Signe de permanente jeunesse, comme si ce n'étaient pas cent printemps qui s'étaient écoulés depuis sa création, mais à peine dix.
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